Big data dans la recherche médicale : 12 recommandations du CCNE

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Eléonore Scaramozzino, Avocat

Avis 130 « Données massives et santé : une nouvelle approche des enjeux éthiques » : A la recherche d’un équilibre entre approche individualiste du RGPD et approche collective fondée sur l’intérêt général

Le Règlement UE n°2016/769 sur la protection des données à caractère personnel, RGPD, se fonde sur une approche individualiste visant à protéger les droits et les libertés des personnes concernées par les traitements de données à caractère personnel. L’individu est placé au centre de la gestion de ses données (approche « user centric »). Il est doté de droits le rendant maître de l’utilisation de ses données à caractère personnel. La recherche médicale repose sur une exploitation des données massives. Ce big data s’oppose aux principes du RGPD. Jusqu’où peut-on déplacer le curseur vers une approche collective pour ne pas limiter les bénéfices attendus de la recherche, tout en respectant l’approche individualiste ?

Dans son avis 130 « Données massives et santé : une nouvelle approche des enjeux éthiques », le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) montre dans quelle mesure le principe de finalité déterminée, le consentement éclairé et expresse et l’information définis par le RGPD ne sont pas adaptés à la recherche médicale, dont le croisement de plusieurs jeux de données interroge sur le lien de confiance entre les individus, le gestionnaire de l’entrepôt de données de santé et les chercheurs.

La difficulté de qualifier une donnée de santé conduit à une difficulté de protection. Si les données de santé dites « primaires », recueillies à l’occasion d’activités, de prévention, de diagnostic, de soins ou de suivi social et médico-social sont soumises à une réglementation spécifique (RGPD, Loi Informatique et liberté modifiée, et le code de la santé publique (CSP)), les données de santé secondaires résultant de croisement de données, ou recueillies hors parcours de soin ou suivi social et médico-social, ne sont pas couvertes par cette protection spécifique. Elles peuvent être utilisées à l’insu du titulaire de la donnée initiale.

A la recherche de nouveaux équilibres

Or le processus de recueil et de traitement des données doit répondre à une méthodologie rigoureuse qui garantisse que : la qualité et l’adéquation des données sélectionnées pour entrainer les algorithmes ; l’adéquation du choix des traitements algorithmiques à la question posée et la vérification sur un jeu de données indépendantes de la robustesse et de l’exactitude du résultat donné par l’algorithme.

 Dans le cadre des protocoles de recherche, le CCNE rappelle que l’enjeu éthique principal est de trouver le bon équilibre entre le risque d’une sous-exploitation des données limitant des recherches menées dans l‘intérêt général et celui d’un partage des données trop large et insuffisamment contrôlé mettant en cause les droits fondamentaux de la personne. Cet équilibre peut conduire à identifier de nouvelles formes de consentement (consentement élargi, à option, dynamique, ou présumé (opt-out) adaptées aux contestes des recherches et induire une obligation d’information en continu, pour générer de la confiance. Par ailleurs, le retrait discrétionnaire du consentement prévu par le RGPD, devrait être contraire à l’éthique. La qualité de la recherche serait affectée par un risque de biais et de conclusions faussés si certaines catégories de données étaient soustraites du projet de recherche. La gouvernance des données pour favoriser les découvertes médicales, la responsabilisation des acteurs doivent être définies au regard des règles éthiques.

Les données génomiques

Par ailleurs, le CCNE évoque la question de la dimension internationale des données de santé, et notamment pour les données génomiques. La puissance statistique nécessaire pour analyser certaines questions de générique requiert un nombre de participants qui dépasse souvent les données disponibles dans un seul pays. L’échange de données internationales est rendu difficile du fait de l’hétérogénéité des législations et réglementations, mais aussi de la diversité des modes d’accès aux « gisements de données ». En outre, la diffusion des données génomiques induit une crainte que le respect des droits fondamentaux de la personne soit mis en danger. Le risque est donc réel que les obstacles et les défis soulevés par l’accès à l’information génétique représentent un frein à la recherche avec pour conséquence un retard à l’acquisition d’un bénéfice médical. Par ailleurs, l’analyse du génome permet l’identification de données pertinentes, mais sans lien avec la maladie sur laquelle portait la consultation ou le projet de recherche initial. Se pose dès lors la question éthique de savoir s’il faut ou non rechercher systématiquement les variants pathogènes, comment faut-il gérer la découverte des données incidentes ?

Les 12 recommandations du CCNE

Le CCNE a souhaité exprimer un soutien fort au développement de l’innovation dans ce domaine et affirmer l’importance de la vigilance sur la protection des droits fondamentaux et des libertés individuelles des personnes lors de l’utilisation de ces technologies dans le champ de la santé. Le CCNE propose des recommandations, qui relayent et prolongent de très nombreuses initiatives privées ou publiques récentes, pour définir ces nouveaux équilibres entre ces deux approche individualiste et collective. Le recours à l’éthique apporte des éléments de réponse aux principales interrogations et tensions générées par l’utilisation des données massives dans le domaine de la santé.

RECOMMANDATION N° 1 : L’information adaptée sur le traitement et le devenir de ses données

Toute personne a droit à une information compréhensible, précise et loyale sur le traitement et le devenir de ses données, que son consentement soit ou non requis. Cette information, dont l’application effective doit pouvoir être évaluée, est adaptée à chaque contexte et actualisée. Elle doit en outre être aisément accessible, particulièrement lorsqu’elle s’adresse aux personnes les plus vulnérables, qui doivent recevoir, directement ou par l’intermédiaire de leurs représentants légaux le cas échéant, les incitations appropriées pour leur permettre de faire usage de leurs droits. Pour que cette exigence d’information soit respectée et efficace, le CCNE estime que tous nos concitoyens doivent être sensibilisés aux spécificités des technologies numériques et aux avancées et risques qui leur sont associés, tant pour eux-mêmes que pour la société, afin qu’ils puissent faire un usage responsable de leurs données personnelles.

RECOMMANDATION N° 2 : vérification dans le temps du système de protection des données personnelles par l’évaluation périodique des dispositifs juridiques

Compte tenu du rythme particulièrement important des innovations scientifiques et technologiques et des évolutions qu’elles déterminent dans le recueil et l’exploitation des données relatives à la santé, le CCNE estime qu’il est nécessaire d’évaluer périodiquement la mise en œuvre effective des dispositifs juridiques, afin de vérifier le maintien dans le temps de l’efficacité du système de protection des données personnelles qu’ils instaurent.

RECOMMANDATION N° 3 : réflexion sur l’objet du consentement et les modalités de son recueil pour l’équilibre entre le respect des droits des personnes et la dynamique des usages

Dans ce contexte très évolutif, il est nécessaire de mener une réflexion sur la notion de consentement au recueil et au traitement de données massives dans un champ où prévaut l’hétérogénéité des acteurs et l’évolutivité des pratiques. Cette réflexion devrait porter sur l’objet du consentement, ainsi que sur les modalités de son recueil, afin d’assurer durablement l’équilibre entre le respect des droits des personnes et la dynamique des usages. Cette réflexion devra nourrir le débat public sur les recommandations éthiques et permettra l’actualisation périodique de la loi.

RECOMMANDATION N° 4 : évaluation et validité des résultats algorithmiques par une garantie humaine

La pertinence des décisions qui sont prises dans un parcours de soin à l’aide du traitement algorithmique de données massives repose sur la qualité de ces données, sur l’absence de biais dans leur sélection et sur la rigueur de la méthodologie utilisée pour leur traitement. Le CCNE estime que les résultats obtenus ne peuvent être évalués et validés que par une garantie humaine, condition d’une responsabilisation des acteurs. Cette garantie devrait être assurée par des instances indépendantes de contrôle. En matière de recherche, il est nécessaire de préserver la diversité génétique des titulaires des données lors de la sélection des données traitées afin que les résultats obtenus ne soient pas faussés par une insuffisante représentation des populations non européennes.

RECOMMANDATION N° 5 : formation continue des professionnels de santé aux technologies numériques, aux principes éthiques relatifs au recueil et traitement des données

Le CCNE estime que les professionnels de santé doivent bénéficier, lors de leur formation initiale et tout au long de leur carrière, d’une formation adaptée aux technologies numériques, aux principes éthiques qui régissent le recueil et le traitement des données, aux moyens à mettre en oeuvre pour les respecter, et aux risques de biais qui résultent de leur non-respect. Les experts de la gestion et de l’analyse des données massives (data scientists), ainsi que les chercheurs, doivent être suffisamment avertis des questionnements éthiques que soulèvent ces technologies pour pouvoir assurer efficacement la protection des droits fondamentaux et des libertés individuelles.

RECOMMANDATION N° 6 : évaluation des sites et applications relatifs à l’amélioration de l’hygiène de vie et du bien-être

La multiplication de sites et d’applications qui donnent, hors parcours de soin, des conseils pour améliorer l’hygiène de vie et le bien-être, pose la question de la rigueur avec laquelle ils recueillent, interprètent et traitent des données relatives à la santé. Le CCNE considère que ces sites et applications doivent pouvoir être évalués ainsi que la qualité de l’information délivrée aux utilisateurs, afin d’éviter que certaines démarches insuffisamment rigoureuses ne puissent avoir des conséquences négatives sur le comportement et la santé des personnes.

RECOMMANDATION N° 7 : Préservation d’une relation personnelle directe entre le professionnel de santé et le patient

Le CCNE rappelle que la confiance qui est au coeur de la relation de soin nécessite la préservation d’une relation personnelle directe entre le professionnel de santé et le patient. Celui-ci ne saurait être réduit à un ensemble de données à interpréter, rendant inutile son écoute et la prise en compte de son vécu. Aussi utile qu’elle puisse être pour aider au diagnostic et guider le traitement, la « donnée » ne saurait remplacer le dialogue. Bien au contraire, l’utilisation par le professionnel de santé des technologies récentes doit aussi avoir pour but de libérer du temps pour l’écoute et l’échange en simplifiant le recueil des informations pertinentes. Elle devrait permettre au patient de devenir davantage l’acteur de son parcours de soin en lui permettant une appropriation de ses données, condition d’une attitude pleinement responsable. · Respecter la liberté individuelle sans compromettre la solidarité et l’intérêt collectif

RECOMMANDATION N° 8 : vigilance sur le risque d’une dérive vers un profilage de nature discriminatoire

L’avènement d’une médecine de précision est de nature à favoriser d’importants progrès pour la prévention, le diagnostic et le traitement des maladies. Mais l’individuation du risque qu’il implique peut porter atteinte à la mutualisation dans les mécanismes de financement de la santé. Il contient ainsi le risque d’une dérive vers un profilage de nature discriminatoire, notamment pour des raisons économiques. Le CCNE estime nécessaire que les acteurs de santé se montrent particulièrement vigilants pour la préservation de nos valeurs d’égalité, d’équité et de solidarité.

RECOMMANDATION N° 9 : accès pour tous aux avancées dans le domaine de la santé

Le CCNE insiste sur la nécessité de veiller à ce que les personnes qui n’ont pas accès aux technologies du numérique, par exemple pour des raisons économiques ou de difficulté à comprendre leur mode de fonctionnement, bénéficient, comme les autres, des avancées dans le domaine de la santé et ne subissent ni pénalisation ni discrimination dans leur accès aux soins. · Permettre l’acquisition dans le domaine de la recherche de nouvelles connaissances au bénéfice de la santé de tous, sans céder aux risques de dérives.

RECOMMANDATION N° 10 : développement de plateformes nationales mutualisées et interconnectées pour un partage contrôlé des données

Face au défi technologique que posent, pour la souveraineté nationale et européenne, le stockage, le partage et le traitement des données massives dans le domaine de la santé, le CCNE préconise le développement de plateformes nationales mutualisées et interconnectées. Ouvertes selon des modalités qu’il faudra définir aux acteurs publics et privés, elles doivent permettre à notre pays et à l’Europe de préserver leur autonomie stratégique et de ne pas perdre la maîtrise de la richesse que constituent les données, tout en privilégiant un partage contrôlé qui est indispensable à l’efficacité du soin et de la recherche médicale. Le CCNE souligne la nécessité d’un important effort de recherche scientifique afin de pouvoir assurer, avec un haut niveau de compétence, une évolution technologique du traitement des données dans le respect des principes éthiques.

RECOMMANDATION N° 11 : transparence sur la fonction de tiers de confiance de l’autorité de contrôle

Le CCNE estime qu’en matière de recherche l’impératif éthique doit être adapté à chaque situation particulière, de manière à justifier une relation de confiance entre les titulaires des données et ceux qui ont accès à ces données et qui les traitent. Il est essentiel que le titulaire des données soit informé des modalités par lesquelles l’autorité de contrôle assure sa fonction de tiers de confiance. Doit ainsi être assurée une triple exigence éthique : (1) une évaluation rigoureuse et transparente de la pertinence des recherches justifiant l’accès aux données, qui doivent contribuer, au bénéfice de tous, à un enrichissement des connaissances dans le domaine de la santé ; (2) un partage des informations relatives à la progression des recherches avec les participants, selon des modalités adaptées aux contextes ; (3) l’assurance d’une sécurité des données, de leur traçabilité, et de l’absence d’usage malveillant.

RECOMMANDATION N° 12 : faciliter le partage des données de santé pour les besoins de la recherche

Le CCNE considère qu’il est nécessaire de faciliter le partage des données de santé pour les besoins de la recherche. Il est notamment d’avis de permettre, pour des protocoles de recherche aux finalités strictement définies et dans le respect des droits des personnes dont les données ont été mises à disposition et avec leur consentement, l’accès des chercheurs à des données collectées sur internet ou les réseaux sociaux par des plateformes dont la gouvernance est contrôlée.

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